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LE PLATEAU DU STUDIO était entièrement cerné par des paravents miroitants. Des hautes feuilles d’aluminium qui renvoyaient des éclats brisés, des froissements de vaisseau spatial dans toute la pièce.
Ce décor étincelant paraissait poser d’énormes problèmes techniques. Cinq assistants couraient dans tous les sens et pas un seul des projecteurs n’était dirigé vers le plateau lui-même mais orienté selon des angles obliques, afin d’obtenir un éclairage indirect.
Il régnait dans le studio un silence chirurgical. Des prises de vue de « pros ». Une réunion d’experts. Marc avança de quelques pas, le plus discrètement possible, jusqu’à la lisière de la clairière aveuglante.
Khadidja était là, seule, dans la lumière blanche.
Vêtue d’une combinaison en mailles argentées, elle ressemblait à une créature extraterrestre, tout juste descendue de la planète Perfection. Une planète où les habitants possédaient des mensurations sans faille ; où chaque attitude ressemblait à une rivière de grâce translucide.
— OK. On reprend la position de tout à l’heure. C’est bon la lumière, là ?
Marc accusa le coup. La simple voix du photographe, donnant des ordres dans la pénombre, lui rappela son ami. Il était venu tant de fois dans son studio… Vincent dirigeant ses photos floues, à coups de commentaires philosophiques bidon. Vincent éclatant de rire, en décapsulant une canette. Vincent sortant ses photos salaces de son pantalon froissé. Marc bloqua sa respiration pour ne pas pleurer et se concentra sur Khadidja.
Elle se tenait les mains sur les hanches, jambes écartées, à la manière d’une James Bond Girl des années soixante-dix. Elle paraissait tenir tête au halo blanc qui la cernait et consumait les bords de sa silhouette.
— Maintenant, tu avances d’un pas. Tu te places de trois quarts. Voilà. Tu souris. Avec une pointe d’arrogance…
L’expression demandée s’épanouit sur ses lèvres claires. Un tel sourire possédait une incidence directe, aiguë, sur une partie profonde de soi, une membrane ancestrale, oubliée. Comme ces sondes qui se perdent dans les ténèbres de la Terre et découvrent des poches emplies de liquides fossiles, encore palpitants.
— Nickel. Tu reviens de face. Légèrement cambrée.
Khadidja s’exécuta. La courbe du dos fléchit. Le mouvement aurait pu être vulgaire, aguicheur, mais c’était ici une nonchalance naturelle qui semblait directement descendre du sourire jusqu’aux plus infimes ramifications des membres. Marc trépignait sur place : il avait envie de traverser le plateau, de l’empoigner par la main et de fuir avec elle. Il fallait cacher ce trésor, avant qu’il ne soit trop tard.
Le déclic grave de l’appareil résonnait, suivi aussitôt par le sifflement du flash, puis le moulinet du boîtier. Déclic. Sifflement. Moulinet… Une cadence ternaire. Mais aussi un glas. L’image de Vincent revint lui lacérer la mémoire. Il se tourna dans l’ombre : cette fois, il allait exploser. Pleurer ou vomir. Ou les deux à la fois.
— C’est bon. On arrête !
Marc s’appuya au mur, toujours plié en deux, quand il sentit un parfum très dense, mélange de pigments arides et d’huiles douces. Il pivota : Khadidja se tenait devant lui. À la fois irréelle et trop présente, dans sa combinaison à mailles scintillantes.
— Parmi les visiteurs possibles, t’étais tout en bas de la liste.
Elle n’avait pas l’air surprise – Marine l’avait prévenue.
Un message urgent ? continua-t-elle.
— Je pensais t’inviter en week-end.
— Carrément.
Il tenta de sourire, mais l’effort lui arracha un spasme de souffrance.
— Je… je voulais simplement te montrer un endroit que j’aime beaucoup. Pas loin de Paris.
— Quand ?
— Maintenant.
— De mieux en mieux. Le grand auteur kidnappe les jeunes filles.
L’ironie moqueuse devenait sarcastique. Marc choisit une autre carte – l’orgueil blessé.
— Écoute, dit-il d’un ton rapide, j’agis sur une impulsion. C’est déjà assez difficile pour moi. Si tu n’en as pas envie, on en reste là. Aucun problème.
Elle hocha la tête, sans le quitter des yeux. Ses boucles noires ruisselaient autour de son visage.
— Attends-moi. Je vais chercher mes affaires.